La fuite des cerveaux, un phénomène social qui fait encore couler de l’encre en Tunisie. La migration croissante et massive des cadres tunisiens, vers des horizons « plus cléments » en termes d’opportunités, remet en cause la structure et le fonctionnement de divers secteurs. Comme elle soulève des interrogations sur la pertinence des politiques mises en place jusqu’ici.
Loin d’être un phénomène nouveau, la fuite des cerveaux s’accentue d’année en année. En effet, la Tunisie est confrontée, depuis bien longtemps, à une perte croissante des jeunes travailleurs les plus qualifiés dans divers secteurs. Autant d’indicateurs susceptibles d’interpeller l’ensemble des acteurs politiques et économiques et d’alerter sur les facteurs contribuant à l’extension de ce phénomène. Des insuffisances financières et structurelles, et bien d’autres facteurs, ont induit la fuite des cerveaux. Pour faire face à ce phénomène, la Tunisie doit adopter des stratégies d’atténuation afin de créer un environnement favorable à l’innovation et au développement des talents pour retenir ses compétences nationales et stimuler sa croissance socioéconomique. Toutefois, la lutte contre la fuite des cerveaux reste un processus continu qui nécessite des investissements soutenus. Cependant, la problématique posée est comment la fuite des cerveaux impacte-t-elle négativement le développement socioéconomique du pays, et quelles sont les stratégies à mettre en œuvre pour freiner ce phénomène tout en valorisant les ressources humaines nationales ?
La fuite des cerveaux est un fait complexe qui se réfère à la migration des talents qualifiés, tels que des chercheurs, des ingénieurs, des médecins, des enseignants, et d’autres professionnels hautement qualifiés, d’un pays vers un autre pour trouver des opportunités de travail et de vie meilleures. C’est un phénomène préoccupant qui résulte de multiples facteurs interconnectés.
Ce fait est un enjeu majeur qui découle de diverses causes spécifiques au contexte du pays laissant plusieurs personnes partir à l’étranger, en Europe par exemple comme première destination. Parmi ces facteurs, on retrouve le manque d’opportunités d’emploi et de développement professionnel, les salaires moins compétitifs, ainsi que les défis liés au système éducatif et à la reconnaissance professionnelle.
Défi structurel de la rétention
D’après une étude menée par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), la fuite des ingénieurs en Tunisie menace le développement économique et social du pays, ainsi que sa capacité à réussir ses transitions environnementales, écologiques et numériques. « Chaque année, environ 3.000 ingénieurs tunisiens quittent le pays ». L’Ordre des ingénieurs tunisiens indique, selon ses statistiques, un pic à 6.500 ingénieurs durant l’année 2023. Selon la même source, « le coût global de la fuite des ingénieurs, bien que difficilement estimable, est considérable ». L’étude précise, en effet, que « la tendance de la fuite des ingénieurs tunisiens s’insère dans une dynamique plus large, à savoir le défi structurel de la rétention de ses talents nationaux et de l’attraction des talents internationaux. En se basant sur le classement effectué par les Nations unies en matière de développement des compétences en 2022, la Tunisie se place à la 119e place sur 141 pays pour sa capacité à attirer les talents et au 111e rang, en ce qui concerne la rétention de ses propres talents. Cette situation contraste fortement avec la 67e place mondiale attribuée à la Tunisie pour les compétences numériques de sa population générale. Elle indique que le pays refoule les talents les plus formés et peine à attirer les talents étrangers ».
Par ailleurs, les indicateurs montrent que le nombre d’ingénieurs, partant vers des pays étrangers, a augmenté de manière significative au cours des deux dernières décennies. « Une première accélération est constatée dans les années 2000 où nous sommes passés de 972 individus (en 2000) à 1.936 (en 2010). Une seconde accélération a lieu après la révolution de 2011 et surtout depuis 2014, ce chiffre montant à 3.000 ingénieurs par an en moyenne. Selon les enquêtes de l’Ordre des ingénieurs tunisiens, une troisième accélération est constatée après la pandémie du Covid-19 avec un pic à 6.500 ingénieurs en 2022 ».
Les principales destinations bénéficiant de l’émigration des talents tunisiens sont la France, le Canada, l’Allemagne, le Qatar et la Belgique. Toutefois, les ingénieurs hautement qualifiés ont des perspectives d’emploi favorables dans de nouvelles destinations, comme dans les pays du Golfe, les États-Unis et le Canada, selon la même source. Les ingénieurs en informatique sont ceux qui choisissent le plus fréquemment de partir en France, tandis que les spécialistes en génie civil ou en mécanique optent davantage pour l’Allemagne, selon les données de l’Observatoire national de la migration en 2021.
Impacts potentiels
La fuite massive des ingénieurs représente un risque important pour la stabilité économique et sociale du pays, menaçant la pérennité de son modèle économique et sa compétitivité internationale. Ainsi, « ce départ massif des ingénieurs compromet l’expertise et l’innovation du pays, affectant la productivité industrielle, la compétitivité sur les marchés mondiaux et les investissements en recherche et développement. Cela crée un cercle vicieux où le manque d’innovation décourage les investissements en capital humain et en technologie ».
En outre, la fuite des compétences en ingénierie crée un risque de dépendance technologique, compromettant la capacité du pays à développer ses propres solutions pour les besoins énergétiques, environnementaux et industriels.
Ce fléau affecte aussi l’attractivité de la Tunisie pour les IDE, décourageant les investisseurs potentiels et réduisant les financements disponibles pour la recherche et développement, ce qui crée un cercle vicieux de sous-investissement. Dans le même contexte, l’étude indique que « la perte de compétences en ingénierie entrave le développement économique dans des secteurs cruciaux, tels que l’énergie, l’environnement et l’industrie manufacturière. Cela crée une dépendance technologique et limite la capacité du pays à innover et à entreprendre, entravant ainsi la compétitivité et la diversification économique ».
Actions prioritaires
L’Ites propose, en effet, des actions qu’il considère prioritaires pour la rétention des ingénieurs et la prévention de la fuite des compétences. Il s’agit d’assouplir le cadre réglementaire pour le télétravail à court terme, de réviser la structure salariale à moyen terme et de revaloriser les rémunérations dans les secteurs stratégiques à long terme. Ceci est particulièrement important dans le secteur public.
Par ailleurs, des programmes de formation continue et des opportunités d’évolution professionnelle doivent être mis en place, avec une collaboration étroite entre le secteur académique et industriel. Cela concerne les secteurs public et privé. Il est aussi primordial « d’adapter le système éducatif pour répondre aux besoins du marché du travail, avec des programmes de formation spécialisés dans les domaines émergents ».
Selon la même source, la dynamisation de l’écosystème entrepreneurial, au cœur de la stratégie de rétention des talents en ingénierie en Tunisie, nécessite une série d’actions à court, moyen et long-termes. À court terme, simplifier les processus administratifs de création d’entreprises via un guichet unique et créer des fonds de capital-risque pour les startup technologiques sont des mesures cruciales. À moyen terme, il convient de consolider les interactions entre les acteurs de l’écosystème entrepreneurial, de renforcer les collaborations inter-clusters et d’établir des partenariats stratégiques entre incubateurs et industriels.
À long terme, développer un réseau national d’incubateurs, mettre en œuvre des programmes d’échanges internationaux et aligner les programmes d’enseignement sur les besoins du marché sont des orientations prioritaires.
L’Ites propose aussi des stratégies de valorisation et de rapatriement des compétences en ingénierie qui s’articule autour de plusieurs axes majeurs, dont l’optimisation des incitations financières et fiscales, le renforcement du développement professionnel et de l’accompagnement, l’amélioration de la qualité des conditions de vie et des conditions sociales, le renforcement des infrastructures et la création d’opportunités de carrière, outre la stimulation de l’entrepreneuriat…